La mémoire de ma baignoire
Du plus loin que je me souvienne, j’ai toujours aimé les vieilles affaires. C’est d’ailleurs ce que je dis, à la blague, à mon mari qui est de quatorze ans mon aîné. Plus sérieusement, c’est de mon père, brocanteur, que je tiens ce goût pour les vieilleries. Il m’a initiée jeune aux rudiments de cette fascinante profession. Tout a commencé par un petit camion rouge qu’il avait acheté dans une vente de débarras. Il se plaisait à dire, à qui voulait l’entendre, que ce camion était similaire à celui qu’il avait reçu de ses grands-parents pour son septième anniversaire.
Maman et moi, nous avons graduellement vu s’empiler de plus en plus de choses dans son garage. Puis, il y a eu la période des achats pour lesquels il prétextait n’avoir pu résister car tous ces items hétéroclites étaient en rabais. Ma mère savait pertinemment qu’il n’en était rien mais elle le laissait faire. Après tout, il faut bien nourrir la passion qui nous habite, disait t-elle. Cette passion s’est finalement convertie en dépendance avec les années. Il était atteint de cette compulsivité de l’accumulation.
Le garage a rapidement fait place à un entrepôt abritant des objets plus bizarres les uns que les autres. On retrouvait de tout dans ce grand fouillis. C’était un capharnaüm où s’entassaient notamment des masques à gaz de la première guerre mondiale, des outils tout rouillés servant à façonner la pâte à modeler, des magnétophones des années soixante-dix et d’innombrables petites bouteilles anciennes de tous les formats imaginables. Ce dont je me rappelle surtout, ce sont les fauteuils antiques et dégarnis dans lesquels je prenais tant plaisir à m’asseoir. Il me fallait les essayer, tous, dès leur arrivée.
Déjà toute petite, je pouvais passer des heures à l’observer réparer, astiquer et remettre à neuf les différents objets qui garnissaient les étagères encombrées du garage. Je m’assoyais un peu à l’écart pour ne pas le déranger mais suffisamment près pour ne rien manquer de l’action. Fascinée, je le regardais redonner vie à ses artéfacts. Il maniait habilement les outils et ses gros doigts polissaient et ponçaient les objets les plus délicats. On aurait dit un élégant ballet de gestes gracieux. Il était silencieux la plupart du temps mais parfois, il prenait le temps de m’expliquer la provenance de tel ou tel autre objet. Je pouvais l’écouter pendant un temps fou, tellement il parlait avec aisance et passion de ces temps anciens où tout était plus simple et vrai, selon lui. Il avait cette capacité de nous amener dans son univers. Pour lui, tous ces articles avaient une vie et racontaient leur propre histoire. Avec le recul, je pense que mon père était un avant-gardiste et qu’il a contribué, à sa façon, à sauver la planète.
À son décès, j’avais 32 ans. Ça m’a pris plus d’une année à m’en remettre. Sa mort est survenue subitement alors qu’il était au volant de sa voiture. Une jeune conductrice, ivre, l’a percuté violement. Il était en route pour récuréper « la trouvaille » avait-il dit à ma mère, avant son départ. Il s’agissait probablement d’une autre vieillerie quelconque. Ce n’est qu’au bout de deux ans, que ma mère et moi avons entrepris de vider son entrepôt. Un jour alors qu’on fouillait, tout au fond du hangar, enfoui sous une tonne de fanions à l’effigie de John Fitzgerald Kennedy, j’ai découvert un gros bain en fonte émaillée datant des années mille neuf cent vingt. Dès que je l’ai vu, j’ai su que j’allais le conserver pour mon usage personnel. Quelle découverte! Où papa avait-il bien pu dénicher cette baignoire? Elle était dans un état impeccable. Ses sabots étaient ornés de fioritures dorées rappelant la dentelle. J’ai demandé à ma mère si elle connaissait la provenance de la baignoire mais elle ne savait pas à quel endroit mon père l’avait acquise, ni pourquoi. J’ai tenté de la déplacer un peu afin de mieux l’admirer mais cela me fut impossible. Je pus tout de même apercevoir, sur le côté, le nom de la compagnie inscrit en relief : Jacob Delafon – Paris. Comment une telle trouvaille s’est-elle retrouvée au Québec? C’est avec une certaine culpabilité et le coeur en miettes que nous avons finalement tout liquidé. Nous n’avons rien conservé de ses trésors à l’exception de cette baignoire et du petit camion rouge qui trône désormais sur la petite table du salon bien à la vue des visiteurs.
Mariée depuis peu, Jocelyn et moi avons nouvellement emménagé dans une vieille maison que j’ai pris un soin fou à décorer. Mes amies disent d’ailleurs de moi que je suis un tantinet obsessive en ce qui concerne les objets que j’achète. La pomme n’est pas tombée loin de l’arbre, comme on dit. C’est avec fébrilité et plaisir que j’ai aménagé ma nouvelle salle de bain. J’ai réservé une place de choix à ma nouvelle baignoire; sous la fenêtre donnant sur le jardin. Il m’a fallu engager des déménageurs pour transporter ce mastodonte dans notre demeure. J’ai également dû faire appel à un plombier pour rendre cette « piscine » fonctionnelle. Ce dernier a d’ailleurs réussi à trouver le bouchon manquant en farfouillant dans ses livres. À ma demande, il a également fait quelques recherches afin d’en savoir plus sur les origines de la baignoire mais sans succès.
Sitôt arrivée à la maison au terme d’une folle journée, je me dirige vers la salle de bain. Je me déshabille à la hâte tout en activant la robinetterie. Je n’ai qu’un envie: me plonger pour la première fois dans cette vieille baignoire. J’attends ce moment depuis le jour où je l’ai découverte. Je règle la température de l’eau et ensuite je verse des sels de bain aux odeurs de lavande. J’ai déjà lu que la lavande chassait la dépression et depuis j’en mets dans tout. Je me glisse doucement dans cette eau chaude si accueillante qui me pique un peu la peau. J’espère me détendre et libérer mon esprit des mes préoccupations. La baignoire est parfaite pour moi. Comme je suis petite et menue, j’arrive à étendre pleinement mes jambes et une partie de mon tronc. Je suis bien immergée et je sens les effluves de lavande me monter au nez. Je renverse ma tête vers l’arrière de façon à mouiller mes cheveux. Je ferme les yeux et respire un grand coup pour laisser aller mes tensions quand soudainement l’image de papa me vient en tête. Je le vois, accroupi, travaillant sur ses vieilleries qu’il aimait tant. Je repense à son dicton : Chaque objet possède son histoire! Et cette baignoire, qu’a t-elle vécu? Combien de corps a t-elle abrités? De qui ou quoi a t-elle été témoin? A t-elle accueilli une grande aristocrate qui se faisait laver le dos par la femme de chambre? J’imagine bien la scène: « Votre bain est prêt Madame la Comtesse. Puis-je vous aider à retirer vos vêtements »?
Cette baignoire a sûrement observé plusieurs moments intimes, tendres et privilégiés. Mon esprit peut, sans peine, concevoir l’idée d’une maman donnant le bain à ses enfants. Ils chantent et s’amusent pendant que leur mère tente de les laver. Elle les a laissés choisir le savon et le shampoing. Les petits s’échangent des jouets en poussant des petits cris de joie et ils affichent des sourires béats de satisfaction. Ensuite, elle les prend, un à un, et les emmitoufle dans de belles serviettes en ratine.
À moins qu’elle n’ait hébergé un couple amoureux. Ils se sont accordés ce moment afin de se réconcilier après leur dispute. Collés l’un à l’autre, une musique douce joue en toile de fond. Ils parlent peu et la proximité de leurs corps éveille leurs plaisirs. Fortes sont les chances qu’ils fassent l’amour après ce tendre instant.
Peut-être a t-elle accueilli une personne âgée nécessitant des soins. Deux personnes ont dû la tenir afin de l’aider à s’installer dans la grande cuve. On lui a glissé une serviette sous la tête. Son corps meurtri savoure pleinement ce répit. On la savonne et elle se laisse faire n’affichant aucune pudeur. La dépendance et la perte d’autonomie font partie de son quotidien. Elle demande si on peut lui accorder davantage de temps dans l’eau et on acquiesce tellement elle semble apaisée et délestée de sa souffrance.
Je n’ose imaginer les moments plus tragiques. J’espère que personne n’est tombé en l’enjambant et surtout qu’elle n’a pas vécu la mort de quelqu’un. Je sais très bien que cette possibilité existe mais je chasse vite ces images funestes.
J’ai l’intime conviction qu’entre les objets et les êtres humains, il existe une espèce de connection. Je pense que mon père avait raison à ce sujet. Ils sont des voyeurs passifs en plus d’être de formidables réserves à mémoire. Ils masquent ou réactivent le souvenir jouant un peu le rôle d’intermédiaires entre le présent et le passé.
Absorbée par mes pensées, je ne remarque pas que Jocelyn est entré dans la salle de bain. Il s’asseoit au sol et me touche tendrement la main. J’émerge subitement de ma torpeur.
– Ta mère vient d’appeler et tu ne devineras jamais…..
– Quoi?
– Elle a retrouvé, dans les papiers de ton père, la provenance de la baignoire.
– Non!
– Et oui! Et tu n’en croiras pas tes oreilles.
– Arrête de me faire languir et dit-le-moi!
– Il l’a achetée lors d’un encan public en 1975. Ta mère a retrouvé la facture à laquelle il y avait un certificat d’attaché. Celui-ci atteste que la baignoire provient d une maison close de Montréal qui a été fermée en 1941. Le bordel était situé sur la rue De Bullion.
– Tu me niaises?
– Non, je suis sérieux. Tu ne t’attendais pas à cela, n’est-ce pas?
– Jamais je n’aurais imaginé que mes fesses se prélasseraient là où celles de femmes de mœurs légères ont aussi reposé, ajoutais-je en riant. Décidément si cette baignoire pouvait parler, elle en aurait sûrement long à raconter.